L’usine nouvelle le 18/06/2009: La souffrance cachée des patrons

L’usine nouvelle le 18/06/2009: La souffrance cachée des patrons

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La souffrance cachée des patrons

Les ouvriers sont désespérés par les licenciements, les cadres sont stressés, les jeunes sont inquiets pour leur insertion professionnelle, les DRH ont le blues… Mais qui parle des angoisses des patrons ? « Personne, tranche Olivier Torrès, chercheur à Montpellier III et spécialiste des PME. Le sujet est délaissé par les académi­ques et difficilement évoqué par les principaux intéressés. Il commence à peine à émerger au sein des associa­tions de patrons. ». Pourtant, alors que la CGPME avance le chiffre d’un patron sur cinq qui envi­sage de déposer son bilan, qui peut

croire que la situation actuelle n’ait aucun impact sur leur moral ? Elle peut parfois les mener au pire. Le 28 mai à Frontignan (Hérault), un entrepreneur s’est suicidé le lende­main du dépôt de son dossier de médiation (lire p. 48). On se souvient du geste fatal de Joël Gamelin, des chantiers navals Gamelin, le 23 décembre. Sa fille Fanny avait lancé une souscription sur Facebook pour régler les salaires. Son initiative avait donné un écho national à l’affaire mais la plupart du temps, ces cas n’ont droit qu’à quelques lignes dans la presse régionale, quand ils ne sont pas tus par les proches.

PROCHES DE LEURS TROUPES MAIS AUSSI TROP ISOLÉS

En l’absence de statistiques, on ne peut préjuger du poids de ce phéno­mène de dernière extrémité, mais les nuits sans sommeil sont, elles, le lot quotidien de nombreux patrons. Selon Jacques Vincent, le PDG de Röhm (mécanique de précision) et président du Medef de l’Oise, « des entrepre­neurs qui carburent au Malox le jour et aux somnifères le soir, il y en a légion ». Lui-même vient de mettre en place des mesures de chômage tech­nique pour faire face à la baisse de 5 % des commandes de son entreprise. Il lui a fallu déterminer qui serait au chô­mage partiel : « Mes salariés s’étaient habitués aux heures supplémentaires. Ils viennent me voir en me deman­dant : “Comment je vais payer mon loyer ?”. Je les connais tous, eux, leurs femmes, leurs gosses, c’est dur », reconnaît-il.

La situation des patrons de PME est très différente de celles des cadres diri­geants des grandes entreprises. « La surcharge de travail, la proximité avec les troupes combinées à l’isolement sont des caractéristiques spécifiques à cette population », estime Olivier Torrès. C’est l’avis de David Gourion, psychanalyste, auteur de « Les nuits de l’âme : gestion de la dépression », qui reçoit les uns comme les autres dans son cabinet. « Les patrons de PME sont plus en souffrance. Ils vivent des strates de responsabilités qui s’accumulent vis-à-vis de leur entre­prise, de leurs salariés, d’eux-mêmes », explique-t-il.

Côté cumul des tâches, Jean-Michel Péroux, le dirigeant de Jounaux Manutention, une entreprise de levage d’une trentaine de personnes à Stains (Seine-Saint-Denis), en connaît un rayon. « Je n’ai pas de DRH, pas de directeur juridique, plus de directeur commercial. Il faut être spécialiste de la sécurité et du droit, dont les règles changent en permanence. Et avec la peur de la condamnation pénale, parfois. » A l’heure où « L’Usine Nouvelle » avait rendez-vous, il nous fait patienter dix minutes, le temps de démêler au télé­phone les erreurs de déclaration de revenus de l’un de ses salariés maliens. Toutou Dembélé s’est vu imputé le salaire d’un homonyme qui travaille dans une autre entreprise du départe­ment. Jean-Michel Péroux fait aussi office d’assistante sociale. Preuve que cette affaire de proximité n’a rien de virtuel. Avant même d’évoquer la situation financière délicate de son entreprise, Jean-Michel Péroux confie : « Toutou, je lui ai tout appris et je sais qu’il fait vivre huit membres de sa famille au Mali. Qu’est-ce qui va se passer si je le licencie…» Le licenciement, c’est l’événement le plus difficile à vivre, derrière la faillite. Dans le contexte actuel, c’est l’une des solutions lorsque le niveau de charges atteint un seuil critique. Si aucun res­ponsable normalement constitué ne prend plaisir à l’exercice, débaucher implique une dimension émotionnelle forte chez les dirigeants de PME. Olivier Torrès évoque le « traumatisme du licencieur ». Il précise : « Les dirigeants de PME doivent assumer leurs déci­sions, sans se cacher derrière d’au-tres responsables. Ils doivent les appliquer à des salariés avec qui ils entretiennent parfois des liens per-sonnels. »

UNE IMAGE PUBLIQUE PLUTÔT DÉGRADÉE

Le sentiment d’isolement est lui aussi profond. Laurent Mallet, l’un des fon­dateurs de Phytéa (compléments ali­mentaires), a suivi plusieurs forma­tions avec le Centre des jeunes diri­geants. « J’en ai vu s’écrouler en pleurs sous le poids de leurs soucis. Ils sont très seuls. La famille, les amis ne comprennent pas. Les proches se disent : il travaille comme il veut, il est libre. Les autres pensent : il s’en met plein les poches. » S’ils ont pris le soin de protéger leurs biens per­sonnels, leur situation financière sera sans doute plus enviable que celle de certains salariés. Jean-Michel Péroux, de Jounaux Manutention, est ainsi propriétaire d’un entrepôt. Un actif qu’il pourra louer ou vendre en cas de coup dur. Mais ce n’est pas possi­ble pour tous et cela ne les exonère pas de la pression quotidienne. Quant à leur image publique, plutôt dégradée, elle est un poids de plus à porter. Si Stéphane Brousse, le res­ponsable du Medef de Marseille, pose un regard amusé sur son cercueil trimballé sur la Canebière par des processions de Cgétistes du port, il avoue que « sa femme vit cela de manière moins distanciée ». Dans certains cas, les enfants sont apos­trophés au collège.Pour sortir de l’isolement et relati-viser leurs problèmes, les chefs d’en­treprise peuvent compter sur les associations patronales ou fédéra­tions. Pour Stéphane Brousse, « seuls d’autres patrons peuvent comprendre les patrons. Nous sommes comme des généralistes capables de poser un dia­gnostic et d’envoyer chez le bon spé­cialiste ». Mais, même dans ce cadre familier, les chefs d‘entreprise hésitent à faire état de leurs problèmes. Ils craignent légitimement que le fait d’ébruiter leurs difficultés inquiètent leurs clients comme leurs fournis­seurs. Mais aussi pour une raison plus psychologique : « Les patrons sont enfermés de manière narcissique dans leur image de leader. Réussir les conforte dans leur statut de gagnant, admettre des difficultés, une fragilité c’est presque une faute », avance Olivier Torrès. .