Journal des entreprises 44 le 6/02/2009: «Réhabiliter le management sensoriel»

Journal des entreprises 44 le 6/02/2009: «Réhabiliter le management sensoriel»

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«Réhabiliter le management sensoriel»

Le spécialiste de la PME, chercheur à l’université de Montpellier et l’EM Lyon, vient de publier un nouvel ouvrage collectif: «Les très petites entreprises, un management de proximité», aux Editions Lavoisier. L’occasion d’évoquer les avantages et faiblesses des modes de fonctionnement des PME dans le contexte de crise économique. Olivier Torrès est également vice-président de l’European Council for Small Business (ECSB) et de l’Association internationale de recherche en entrepreneuriat et PME (AIREPME).

 

Les PME vous semblent-elles mieux armées que les grands groupes pour affronter la crise? À court terme la PME-TPE est plus agile mais à long terme elle est plus fragile. À court terme, la PME est très réactive, très flexible. Bien sûr, elle ressent les effets de la crise. Mais sa capacité de réaction lui donne le sentiment qu’elle peut s’en tirer mieux que les grands groupes. Mais avec la persistance de la crise, cela devient dramatique quand les carnets de commandes commencent à être touchés, car alors ça touche directement au chiffre d’affaires, donc au bénéfice. Or la crise financière joue à deux niveaux sur les PME: sur celui de la trésorerie, qui est déjà un problème récurrent chez les PME, et sur celui des capitaux propres, qui sont insuffisants. La situation devient dramatique car à ce moment-là l’entreprise est obligée de commencer à réduire ses investissements, à licencier. Ce sont des décisions très difficiles à prendre pour un patron de PME. Vous parlez du «traumatisme du licencieur»… Il y a bien sûr d’abord le traumatisme du licencié, c’est la première personne concernée. De nombreux travaux portent sur ce thème. En revanche, on a complètement oublié le fait que quand un patron licencie, c’est une décision qui peut le traumatiser aussi. C’est une des décisions les plus dures, c’est là toute la différence entre la PME et la grande entreprise. Car la PME est fondée sur la gestion des proximités: le patron est proche de ses salariés, il les voit tous les jours, il croise leur regard, il leur serre la main, il est même proche sociologiquement. Dans une grande entreprise, c’est différent. Aussi génial que soit Carlos Ghosn, il ne peut pas être auprès de tous ses collaborateurs dans le monde. Dans les grands groupes, le propre de la gestion est la distance. Le patron ne prend pas des décisions de licenciement de gaîté de coeur, mais ce n’est pas lui qui va sur le terrain pour annoncer aux gens qu’ils sont licenciés. Un patron de PME ne peut pas se défausser: la proximité fait qu’il prend la décision et en plus il l’exécute. Est-ce que ça peut conduire les patrons à repousser ce genre de décision? Les PME font plus faillite que les grandes entreprises et j’ai le sentiment que l’une des causes de ces faillites est l’incapacité du dirigeant à avoir licencié à temps. Je prends souvent cette image: licencier en PME, comparativement à la grande entreprise, c’est comme tuer quelqu’un à l’arme blanche. C’est beaucoup plus traumatisant que de tuer quelqu’un au fusil. Des études de psychologues montrent que plus vous êtes distant d’une cible et plus vous êtes à même d’appuyer sur le bouton. La distance protège, mais la distance crée de la violence. Mais la proximité n’a pas que des avantages… Je ne fais pas l’apologie de la proximité, mais elle permet d’expliquer beaucoup de phénomènes en PME. Je parle même de « proxémie », c’est-à-dire que tout ce qui est proche de moi est plus important que ce qui s’en éloigne. Ainsi, quand la PME exporte, en général elle commence par les pays proches; quand elle finance, elle va d’abord autofinancer; quand elle transmet, elle le fait d’abord à ses enfants ou éventuellement à ses salariés ou à ses fournisseurs, ce n’est qu’en dernier recours qu’elle va voir un tiers inconnu. Le court termisme des patrons de PME renvoie à une proximité temporelle: ils ont tendance à surévaluer ce qui rapporte immédiatement, au détriment de l’investissement à long terme alors que dans les grandes entreprises, au contraire, on planifie, on fait des plans de formation à trois ans… Il y a beaucoup de phénomènes de « proxémie » dans le management de la PME mais il y a aussi beaucoup de phénomènes de barrière, d’enfermement. La proximité rapproche mais elle enferme aussi: le patron de PME a tendance à agir et à suréagir sur tout ce qui est proche, ce qui fait qu’à un moment donné il ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Le sensoriel est très borné, cela crée de la solitude et peut causer de la souffrance. Vous opposez management sensoriel et management à distance. Expliquez-nous… La TPE est sensorielle: le management peut se faire à l’ouïe, à la vue, au toucher et à l’odorat. Il y a des patrons de TPE qui n’ont pas d’outils de reporting, mais pour qui le regard vaut une GPEC! Un grand nombre d’outils de management (l’étude de marché, la comptabilité en double, le reporting, le contrôle de gestion, l’audit…) ont été inventés pour contrôler à distance. Du coup, il y a deux types de management: le management premier, sensoriel, des TPE. Et le management second, du contrôle à distance. Si je prends une image, il y a ce qui se passe dans le cockpit, et ce qui se passe dans la tour de contrôle. Or je constate qu’avec le temps, dans les écoles de commerce, on a fini par n’enseigner que le management second, celui des tours de contrôle. On a complètement oublié qu’il y avait des cockpits. J’essaye de réhabiliter ces phénomènes sensoriels, d’émotion, de souffrance patronale. C’est un oxymore car la souffrance, on ne l’associe pas au patron. Si on réhabilitait cette part de sensoriel dans le management second, on aurait à mon avis parfois moins de violence liée au management. Parce que si on ne fait que gérer les institutions comme des tours de contrôle, on en arrive à une situation où l’abstraction est de plus en plus poussée. La crise financière est le résultat de la division, de la distanciation. C’est pourquoi aujourd’hui on a autant de « responsables mais pas coupables ». On est tellement environnés de systèmes experts abstraits qu’on a perdu le sens des réalités. Il faut réinjecter un peu de « sensorialité », de proximité, d’humanité. Les PME à management sensoriel pourraient donc être les premières à réagir en cas de reprise? Exactement! De la même façon qu’elles ont été les premières à réagir au début de la crise, elles vont être les premières à réagir au moment de la reprise. On rejoint la thèse de la flexibilité des PME. Mais peut-on conserver un management sensoriel dans une économie mondialisée? Globalement, les PME ont tendance à sous-estimer l’immatériel: la formation du personnel, l’investissement en marketing, la logique de marque. Mais il y a une infime couche de patrons de PME qui sont en plein dans l’immatériel: c’est le cas des start-up high-tech, très R & D, qui restent l’exception. Ces PME managériales fonctionnent comme les grandes entreprises. Car la mondialisation dénature les PME: elles sont obligées de se rapprocher du modèle de la grande entreprise. À partir du moment où vous devez gérer à distance des clients, des fournisseurs, des flux financiers et informationnels, vous êtes dans la problématique de la tour de contrôle. Malgré la petite taille vous avez un besoin urgent et important de ces techniques de gestion à distance. La PME de demain sera donc forcément managériale? J’espère que non car cela voudrait dire qu’il n’y aura plus que des tours de contrôle et plus de cockpits!

Propos recueillis par Claire Pourprix