Les Echos le 23/02/2010: La grande souffrance des petits patrons

Les Echos le 23/02/2010: La grande souffrance des petits patrons

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La grande souffrance des petits patrons

Un mot dans son bureau : « Pardonnez-moi de n’avoir pas su sauver l’entreprise. » A cinquante-cinq ans, Joël Gamelin, fondateur des chantiers navals du même nom, a mis fin à ses jours le 23 décembre 2008, alors que sa société venait d’être placée en redressement judiciaire. Le 30 mai dernier, c’est un artisan de Frontignan (Hérault) qui s’est suicidé sous la pression « d’encours bancaires dépassés » malgré un « carnet de commandes conséquent ». Ainsi, la souffrance au travail n’épargne pas les PME et affecte de plein fouet leurs patrons. Toutefois, le phénomène reste tabou. Aucune statistique. Et un mal-être qui, selon Olivier Torrès, chercheur à  l’université de Montpellier, est d’autant plus inaudible que,

« a fortiori en période de crise, la tendance est plutôt à la diabolisation des patrons ». Ce stress n’est pourtant pas sans conséquence sur la santé de l’entreprise, voire de ses salariés. Mal gérée, cette souffrance se traduit souvent par un manque d’écoute, des décisions hâtives et peu avisées, un management plus sec et expéditif. Pour les patrons de PME, c’est un cercle vicieux, provoquant des symptômes récurrents : insomnies chroniques, poussées d’angoisse, un épuisement qui s’installe… Et lorsque survient un coup dur – un impayé d’un montant important, la banque qui décide de stopper son financement, le départ d’un collaborateur stratégique –, c’est la goutte d’eau qui peut mener à l’irréparable. Si les patrons de grand groupe subissent surtout la pression des actionnaires, de la course à la performance ou des médias, pour les patrons de PME, la difficulté est ailleurs : elle réside dans l’isolement, un sentiment de responsabilité vis-à-vis des salariés et l’obligation, souvent, d’agir sur tous les fronts. « Alors que les dirigeants de grand groupe ont une garde rapprochée, un comité exécutif et des conseillers privés, le patron de PME est souvent seul à décider, surtout dans les structures de moins de 20 salariés, où il n’y a pas forcément de management intermédiaire », remarque Nathalie Steinberg, directeur général deMercuri Urval Développement, spécialisé dans l’accompagnement d’équipes dirigeantes. Au quotidien, les questions sont lancinantes : Est-ce que je m’adapte au marché et à mes clients ? Est-ce que je vais dans la bonne direction ? Ce sentiment d’isolement est exacerbé par l’incertitude économique qu’a générée la crise. Nombre de dirigeants n’ont pas de perspectives à plus de deuxmois sur leur carnet de commandes. La parade : se faire épauler par un associé ou encore adhérer à des réseaux, comme la CGPME ou le Centre des jeunes dirigeants. Le CJD a d’ailleurs mis en place, il y a quelques mois, un groupement d’aide à la décision, composé de patrons, ainsi qu’une cellule d’écoute.

Prendre de la hauteur

Phénomène récent, certains, à l’instar des dirigeants de grand groupe, optent pour un coach à qui parler de pair à pair, comme le proposent désormais Mercuri Urval ou Visconti. « Les patrons de PME ont besoin de quelqu’un qui limite leurs incertitudes, challenge leurs idées et les oblige à prendre de la hauteur, souligne Hubert Reynier, PDG de Visconti. Souvent, ils savent où ils veulent aller mais ils ne prennent pas le temps d’imaginer les différents scénarios. » Frédéric Agid, patron d’une société de conseil en communication de quatre personnes, est, lui, suivi depuis cinq mois par un autre cadre dirigeant, PDG d’une plus grosse agence. Un après-midi par semaine, ils balaient des problématiques aussi diverses que le portefeuille clients, les offres produits, les salariés et leur évolution… « N’ayant pas d’associé, il est en quelque sorte mon directeur général par intérim », explique Frédéric Agid. Autre source de stress : la responsabilité qui pèse sur ces entrepreneurs. Car le patron d’une PME est financièrement engagé dans son entreprise lorsqu’il en est le propriétaire.. Beaucoup y ont investi leurs économies, doivent se porter caution pour obtenir un prêt, avec un risque de faillite personnelle, d’autant plus que, souvent, leur conjoint travaille à leurs côtés. Mais le plus grand malaise relève surtout de la responsabilité qu’ils estiment avoir vis-à-vis des salariés. « Vous connaissez leurs problèmes, je sais que l’un a un père malade, que la femme d’un autre va perdre son emploi », explique Lisa Agopian, qui dirige une société de 11 personnes dans le domaine des tests cosmétiques. Il y a peu, elle a dû mettre 5 salariés au chômage partiel, le carnet de commandes ayant chuté de 40 %.

Manager aussi ses sentiments

Cette proximité rend les licenciements douloureux. « Autant un dirigeant du CAC ne connaît pas les gars dont il supprime les postes, observe Olivier Torrès. Autant un licenciement en PME se compare à un meurtre à l’arme blanche : on doit regarder dans les yeux celui qu’on licencie. » Le patron le vit alors comme un échec personnel. A l’image de Catherine Kastner, à la tête d’une société qui fabrique des roulements pour l’industrie lourde. N’ayant eu aucune commande pendant un an, elle a dû se séparer de 8 salariés sur… 14 : « On se sent coupable. Mais il faut savoir prendre une certaine distance », explique-t-elle, malgré tout confiante, car elle vient de réembaucher un ancien collaborateur. Troisième cause de stress pour les patrons de PME, lemanque de temps. De fait, beaucoup s’évertuent à tout faire : s’occuper de la prospection, négocier les contrats, superviser la production et la logistique, gérer les tâches administratives et financières, développer l’entreprise…« Ils sont à la fois DG, DRH, directeur de la production, directeur commercial, directeur financier et démineur au quotidien », observe Jean-Claude Delgènes, directeur général de Technologia, un cabinet d’expertise sur les conditions de travail. Avec, pour conséquence, d’être bien trop souvent centrés sur l’opérationnel, au détriment de ce qui est réellement stratégique. « Le patron de PME, c’est celui qui va changer les ampoules et le papier de l’imprimante, entre deux réunions », illustre Hubert Reynier. Il sait de quoi il parle : il a créé Visconti, après avoir été victime de surmenage, aux commandes d’une société de conseil pour laquelle il ne comptait pas ses heures. Son dos, bloqué sous les assauts du stress, l’a contraint au repos forcé pendant six mois. « Dans les grands groupes, les postes et les responsabilités sont clairs. Pas dans les PME, surtout en dessous d’une centaine de personnes, seuil à partir duquel il commence à y avoir une structuration par fonctions, commente Sylvie Audibert, coach de dirigeants chez Audere. Par ailleurs, comme l’entreprise constitue leur patrimoine, ils ont souvent du mal à déléguer. » A l’image de Catherine Kastner qui, avoue-t-elle, porte tout à bout de bras, ce qui l’oblige à dormir dans son bureau depuis un an. Or s’ils sont souven tmultitâches, les patrons de PME peinent à exceller partout. « C’est assez stressant de me dire que je dois être bon partout, alors que certains domaines ne font pas partie de mon coeur de métier », affirme Frédéric Agid qui, avant de devenir entrepreneur, travaillait comme créatif dans une agence de communication. Le remède ? Externaliser ce que l’on ne sait pas faire (la comptabilité et une partie des RH, par exemple, comme l’a fait Frédéric Agid), s’entourer (en recrutant un responsable commercial) ou monter soi-même en compétences dans certains domaines. Mais aussi structurer davantage l’entreprise. Alexandre Souillé, qui pilote un éditeur de logiciels (40 salariés), vient de mettre en place un comité de direction : « Cela permet de responsabiliser chacun, avec des objectifs clairs et, au final, de me décharger car je suis obligé de déléguer », déclare-t-il. Les patrons de PME avaient-ils anticipé de tels maux ? Pour la plupart, non. « Le stress du démarrage, on le prévoit. Comme les mauvaises passes, observe Lisa Agopian, ancienne directrice médicale dans un groupe américain. Mais quand c’est en continu, comme depuis le début de la crise, c’est dur. » CAROLINEMONTAIGNE

Des initiatives pour traquer le stress dans les PME

Les PME représentent 97% des entreprises en France. Et de plus en plus d’initiatives sontmenées pour communiquer autour du mal-être de leurs dirigeants.

« On a plus de statistiques sur la santé des baleines bleues que sur celle des patrons de PME ! », s’exclame Olivier Torrès. Ce chercheur à l’université de Montpellier a créé début janvier un observatoire baptisé Amarok. Son but : mesurer les conditions de travail et la résistance au stress des dirigeants de PME. Actuellement, aucun chiffre n’existe, puisque la médecine du travail ne prend en compte que les salariés. Par ailleurs, dans cette caste, la pudeur est de rigueur. « Nous ne pouvons pas apparaître comme faibles car nous avons choisi d’être patrons », confirme Geneviève Roy, qui dirige un hôtel dans le 6e arrondissement de Paris et qui traverse pourtant une période difficile. Mieux vaut donc éviter d’afficher une quelconque souffrance, cela pourrait faire fuir les clients et les salariés. En conséquence, ce sont surtout les grands patrons qui font parler d’eux, alors que leurs entreprises ne représentent que 3 % des sociétés en France. Autre constat, contrairement à ces dirigeants de grand groupe, les patrons de PME n’ont pas le réflexe de faire appel à des coachs pour les accompagner. Un réseau d’aide C’est ce qui a amené la région Auvergne à prendre une initiative intéressante. La CGPME, la Drire et l’Aract (Agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail) se sont associées pour sensibiliser ces entrepreneurs aux risques psychosociaux. Entre le mois de mai et le mois de novembre, six rencontres sont programmées aux quatre coins de la région. « Notre ambition est de leur présenter les mécanismes du stress et de la souffrance morale pour qu’ils comprennent qu’eux aussi peuvent être touchés », remarque Bruno Champoux, secrétaire général de la CGPME Auvergne. Deuxième objectif, constituer un réseau qui pourra leur venir en aide, lorsqu’ils rencontrent des difficultés : un coach, pour réorganiser leur façon de travailler, un spécialiste des nouvelles technologies, pour alléger leur gestion au quotidien, un psychologue, un expert-comptable… En Auvergne, 27 % des entreprises relèvent de l’industrie (contre 20 % à l’échelle nationale). Or c’est l’un des secteurs les plus touchés par la crise. C.M.